Nous Écrire

[email protected]

Le contexte : une Dordogne monastique à la croisée des routes du vin

La Dordogne, jadis Périgord, évoque instantanément châteaux, villages médiévaux et rivières sinueuses. Pourtant, avant d’être un haut-lieu touristique, la région fut le berceau d’une cohabitation unique entre spiritualité et exploitation des terres. Dès l’époque carolingienne, les abbayes se multiplient ici : Brantôme, Cadouin, Chancelade, Saint-Avit-Sénieur, pour ne citer que les plus célèbres. Elles jouent le rôle de pôles spirituels, mais aussi économiques. L’une de leurs sources de subsistance les plus pérennes ? Le vin. Le contexte géographique et politique y était propice : routes de pèlerinage, réseaux fluviaux et proximité du Bordelais, grand exportateur de vins dès le XIIIe siècle (source : Chartes de l’abbaye de Cadouin).

Pourquoi les abbayes se sont-elles lancées dans la viticulture ?

Au Moyen Âge, le vin n’était pas un luxe, mais une nécessité, tant pour les offices religieux (consécration, messes quotidiennes) que pour la table des moines. La viticulture répondait aussi à un besoin pratique : le vin étant souvent plus sûr à boire que l’eau, particulièrement dans les zones rurales où les épidémies étaient fréquentes. Au Xe siècle déjà, les moines bénédictins de la région se voient attribuer de vastes terres, rapidement plantées de vignes. Ce phénomène s’amplifie avec l’arrivée de l’ordre cistercien au XIIe siècle, réputé pour sa capacité à valoriser les terroirs inhospitaliers grâce à une organisation agricole rigoureuse (source : Michel Mollat, "L’économie médiévale", 1969).

  • Le vin, produit sacré : Il est indispensable à l’eucharistie, pilier du rituel chrétien.
  • Une source de revenus : Les abbayes écoulaient leur production auprès de la noblesse, du clergé et des marchés locaux, permettant l’entretien du domaine et des œuvres charitables.
  • Un levier d’innovation agricole : Les ordres monastiques importaient et diffusaient les techniques les plus avancées de leur temps.

Du cloître à la vigne : quelles innovations des abbayes en Dordogne ?

Les cépages, un héritage façonné par les moines

Si la Dordogne reste réputée aujourd’hui pour des cépages tels que le Merlot, la Malbec (connu localement comme le “Côt”), et le Sémillon, cette diversité s’explique par le rôle des moines dans l’introduction, la sélection et l’acclimatation des plants. Les archives de l’abbaye de Chancelade, par exemple, mentionnent dès le XIIIe siècle la transplantation d’un cépage blanc amené depuis la vallée du Rhône, ancêtre probable du Sémillon périgourdin (source : Archives départementales de la Dordogne, charte de Chancelade, 1298).

Organisation du territoire et maîtrise des sols

La caractéristique des domaines monastiques reposait sur une gestion collective des terres :

  • Planification parcellaire : séparation stricte entre côteaux, zones fertiles pour les céréales, et plateaux viticoles, favorisant ainsi la spécialisation de certaines zones du Périgord Noir et du Périgord Pourpre.
  • Drainage et aménagement : Les moines de Cadouin et de Saint-Avit-Sénieur ont bouleversé l’hydraulique locale, creusant fossés et canaux pour limiter l’excès d’humidité. À Cadouin, plus de 7 km de rigoles recensés au XVe siècle.
  • Mûrissement différencié : Ils sélectionnent les versants sud, propices à la maturité complète du raisin, une technique encore utilisée aujourd’hui.

Le travail en symbiose : laborieux mais efficace

Les moines organisaient la production en atelier : moissonneurs, vignerons, cavistes (cellérier), tonneliers (fabrication des barriques, souvent en chêne local), et acheminement/garde du vin. Un document de l’abbaye de Brantôme de 1423 fait état de 22 personnes employées à l’année rien que pour la culture, la récolte, puis le stockage du vin.

Réseaux, commerce et essor du vignoble monastique

Flux commerciaux et réputation du vin des abbayes

Via la Dordogne et l’Isle, les abbayes se greffaient sur les filières commerciales du vin du Bordelais et du Lot. Le vin périgourdin, transporté dans des fûts de châtaigner ou de chêne local, atteignait par bateau Brives, Bergerac, puis Bordeaux, où était repris pour l’exportation vers l’Angleterre ou la Flandre.

  • Dès le XIIIe siècle, le vin de l’abbaye de Cadouin est réputé jusqu’à Limoges.
  • Le cellier de Brantôme exportait, selon les comptes de 1492, près de 96 tonneaux (soit environ 23 000 litres) par an.
  • Les ventes de vin représentaient jusqu’à 60% des revenus annuels de certaines abbayes, selon la cartulaire de Saint-Avit-Sénieur (1350).

La notoriété des vins issus des domaines monastiques repose aussi sur une image de qualité, voire de moralité : produire sous l’égide de la prière, dans un lieu voué au travail et à la charité, rassurait les acheteurs.

Les marchés monastiques : foyers de transmission et d’innovation

Les abbayes donnaient naissance à des marchés locaux où s’échangeaient plants, outils et savoir-faire. Ainsi, la foire annuelle organisée à Cadouin, à la mi-octobre depuis 1361, contribuait à la diffusion de techniques culturales novatrices vers la population rurale environnante.

  • Les premiers greffages de vignes signalés en Périgord apparaissent dans les statuts du marché de Saint-Avit, fin XVe siècle.
  • Propagation de l’usage du souffre comme agent de conservation, documentée dès 1487 sur les exploitations de Chancelade.

Des siècles de bouleversements : des guerres de religion à la Révolution

La prospérité viticole portée par les abbayes subit de nombreux revers du XVIe au XVIIIe siècle. Les Guerres de Religion virent la destruction partielle de nombreuses exploitations, tandis que les moines furent parfois contraints à l’exil. Cependant, certaines abbayes, telles que celle de Paunat, parvinrent à reconstituer leur vignoble à la faveur de la paix retrouvée.

À la Révolution française, les biens monastiques sont saisis et vendus comme biens nationaux. Paradoxalement, ces transferts de propriété vers des familles bourgeoises antre 1791 et 1795 permirent à certaines exploitations viticoles de survivre aux déprédations, bénéficiant d’un nouveau dynamisme. Un chiffre parlant : selon l’inventaire révolutionnaire, près de 140 hectares de vignes dépendaient encore d’établissements religieux en Dordogne en 1790 (source : Archives nationales).

Les marques vivantes de l’héritage monastique dans la viticulture périgourdine contemporaine

Aujourd’hui, il subsiste un réseau de parcelles, de toponymes (vignes des Moines, clos du Couvent, etc.), de cabanes à outils et même d’anciens celliers intégrés dans le tissu rural. Beaucoup de coopératives viticoles du Bergeracois ou du Montravel localisent leurs origines sur d’anciennes parcelles monastiques. Certaines techniques — la taille en gobelet, les vendanges manuelles, l’agroforesterie en bordure de parcelle — sont des survivances directes des pratiques médiévales.

  • Parcours pédagogique : Le chemin des vignes de Brantôme organise chaque année, depuis 2015, une visite guidée centrée sur le rôle monastique dans la structuration du paysage viticole.
  • Dégustations à thème : Des domaines, tels que le Château de Monbazillac, s’inspirent des anciennes pratiques monastiques pour élaborer des cuvées spéciales “Mémoire de l’abbaye”.
  • Restauration patrimoniale : En 2022, l’abbaye de Cadouin a réhabilité une de ses caves médiévales en espace de médiation oenotouristique.

Patrimoine vivant : les abbayes de Dordogne, un carrefour unique entre foi, terroir et transmission

La mémoire viticole de la Dordogne, inscrite dans les pierres de ses abbayes, façonne toujours les pratiques et l’identité agricole locales. Loin d’être des vestiges muets, ces hauts lieux continuent d’inspirer vignerons, chercheurs et visiteurs. Les synergies entre spiritualité, savoir-faire et adaptation au terroir, initiées voici près de mille ans, demeurent un repère pour qui souhaite comprendre la singularité du vignoble périgourdin. Routes, paysages et traditions viticoles actuelles s’inscrivent dans cette trame initiée par les moines, dont l’œuvre, patiemment tissée, dépasse largement le cadre religieux pour irriguer l'ensemble du patrimoine rural local.

En savoir plus à ce sujet :

© le-raz.com.