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Un centre religieux majeur du Périgord

Située à quelques kilomètres au nord de Périgueux, l’abbaye de Chancelade occupe une place singulière dans l’histoire du Périgord. Fondée en 1129 par Gérard de Sales, elle fait rapidement partie de ces hauts-lieux monastiques qui structurent la vie religieuse au Moyen Âge. Sur les bords de la Beauronne, au cœur d’une nature généreuse, la communauté des chanoines réguliers de Saint-Augustin devient un phare spirituel rayonnant sur de larges territoires environnants (Périgord.com).

L’établissement de Chancelade n’est pas un monastère reclus, mais une institution profondément ouverte sur le monde rural et ses mutations. Au-delà de la prière et de la liturgie quotidienne, les chanoines s’imposent comme médiateurs, écrivains, enseignants et même agents de paix entre seigneurs rivaux. Ce dynamisme s’enracine dans des missions variées, qui touchent toute la société médiévale.

L’encadrement spirituel et moral : rôle pastoral et éducatif

L’abbaye de Chancelade se distingue par son rayonnement liturgique. La communauté, qui compte environ 40 chanoines à son apogée au XIII siècle (source : A. Donizetti, "Histoire de Périgueux et du Périgord", 2015), impose un calendrier rythmé par les offices de la prière, ouverts à la population locale lors des grandes fêtes. Le monastère devient rapidement un centre d’attraction populaire, pour la proximité de ses reliques et le prestige de ses cérémonies.

À Chancelade, la dimension éducative est également fondamentale. Les chanoines organisent un scriptorium – espace de copie et d’enluminure des manuscrits religieux – qui contribue à la formation des clercs, mais aussi à la préservation et à la circulation du savoir. Cette fonction de transmission culturelle est attestée par la conservation de nombreux manuscrits médiévaux attribués à l’abbaye (France Archives). Parallèlement, l’abbaye dispense également une instruction basique aux enfants de la noblesse locale et parfois aux jeunes garçons du terroir, leur ouvrant les portes d’une mobilité sociale rare pour l’époque.

Pouvoir foncier et structuration de l’économie locale

Le Moyen Âge est une période où le pouvoir passe aussi par la terre. L’abbaye de Chancelade, grâce à d’importantes donations seigneuriales dès le XII siècle, possède jusqu’à 1 200 hectares de terres au XIII siècle, répartis sur la vallée de la Beauronne et des territoires plus éloignés (source : Archives départementales de la Dordogne, cartulaire de Chancelade).

Ce patrimoine agricole permet à la communauté d’exercer de multiples fonctions économiques :

  • Gestion directe des domaines : les terres cultivées en faire-valoir direct impliquent la gestion de ressources agricoles, l’élevage du bétail, la vigne, ainsi que la pisciculture autour de la grande étang de Chancelade, attesté dès le XIII siècle.
  • Affermage et cens : une partie des terres est exploitée par des paysans locaux, qui s’acquittent d’une redevance (cens, champart) en nature ou en argent, ce qui contribue à la richesse de l’abbaye.
  • Redevances et droits féodaux : Chancelade prélève des droits de justice et de moulin, et perçoit la dîme sur la production agricole de nombreux villages dépendant de son autorité.

Une abbaye viticole en Périgord ?

Le rôle précurseur de Chancelade dans la viticulture locale mérite d’être souligné. Si le grand développement viticole du Périgord intervient plus tard, à la Renaissance, Chancelade produit déjà vin et « vin de messe » dès le XIII siècle, comme l’attestent plusieurs baux viticoles conservés (source : Archives départementales, charte viticole de 1278). Les moines font planter des vignes sur les coteaux proches, expérimentent avec les cépages autochtones – dont certains ancêtres du cépage merlot – et transmettent leurs savoirs pratiques aux vignerons du cru.

  • En 1263, la vente du vin de Chancelade rapporte à l’abbaye près de 180 livres tournois, un montant considérable à l’échelle de l’époque (source : J. Bernard, "L’Economie rurale du Périgord au Moyen Âge", 2008).
  • Des techniques de taille et de greffage importées d’autres abbayes (notamment celle de Saint-Sever) sont introduites à Chancelade via les échanges monastiques.
  • La diffusion du vin de Chancelade s’étend jusqu’à Bordeaux par transport fluvial, témoignant d’un certain rayonnement local au sein du réseau commercial médiéval.

Rôle social et innovations agricoles

L’abbaye n’est pas seulement propriétaire terrienne, elle innove. Du XIII au XIV siècle, la gestion monastique favorise la rationalisation des rendements. Chancelade importe des techniques de drainage des terres humides, développe des moulins à eau sur la Beauronne, et améliore l’irrigation, modernisant l’agriculture du secteur (source : M. Belleperche, "La vie rurale en bord de Beauronne", 2013).

L’abbaye joue aussi un rôle caritatif. Elle offre le gîte et le couvert aux pèlerins, distribue des vivres lors des famines (voir le compte-rendu de la disette de 1322) et finance l’hôpital local, construit au pied de l’abbaye dès 1290, destiné à soigner les pauvres et les voyageurs (Mairie de Chancelade – Histoire et patrimoine). À ce titre, elle contribue, bien avant la Révolution, à structurer les premiers réseaux d’assistance sociale.

Chancelade et les guerres du Moyen Âge : entre résistance et adaptation

Impossible d’évoquer l’abbaye de Chancelade sans mentionner son rôle pendant les périodes de troubles. Durant la guerre de Cent Ans (1337-1453), l’abbaye subit plusieurs pillages, notamment par les compagnies anglaises (le fameux épisode de 1360). Pourtant, les chanoines rebâtissent, parfois en fortifiant les bâtiments pour abriter la population en cas d’attaque, renforçant ainsi le lien entre l’abbaye et les habitants (source : M. L. Roux, "Chroniques périgourdines médiévales", 2010).

  • En 1405, l’abbaye finance elle-même la reconstruction de son église et du dortoir après les destructions.
  • Le monastère devient, à plusieurs reprises, un refuge non seulement religieux mais civil, hébergeant jusqu’à 200 habitants durant les pires années de la guerre.

L’abbaye, une plaque tournante de la diplomatie locale

La fonction d’intermédiaire politique fait aussi la singularité de Chancelade. Au Moyen Âge, les abbés jouent fréquemment un rôle d’arbitre entre familles seigneuriales du Périgord. Plusieurs arbitrages entre la maison de Montignac et les seigneurs du Ribéracois sont ainsi conclus dans l’enceinte de l’abbaye (source : "Cartulaire de Chancelade", édition de 1898). La neutralité morale de l’ordre régulier, souvent respectée par les puissants, confère à Chancelade une autorité supérieure à celle des simples châteaux laïcs environnants.

Rayonnement et singularité de Chancelade dans le réseau ecclésiastique régional

Parmi les plus de 800 abbayes recensées dans la France médiévale, Chancelade se distingue par sa fidélité à la règle de Saint-Augustin et sa capacité à s’adapter aux défis locaux. Elle fonde ou chapitrise plusieurs « prieurés », dépendances diocésaines, dans le Périgord nord et jusqu’aux confins de la Charente, contribuant à la structuration du réseau rural chrétien. Cette ramification permet d’encadrer efficacement la vie spirituelle et d’assurer la continuité des écoles religieuses (Périgord Découverte).

La renommée de Chancelade attire jusqu’à la Renaissance – citons, à titre d’exemple tardif mais révélateur, la figure de l’abbé Alain de Solminihac (1593-1659), qui relance la vie spirituelle de Chancelade après les guerres de Religion et fait du monastère un modèle de réforme ecclésiastique (source : Encyclopédie Larousse – Alain de Solminihac).

Héritage vivant et ouverture contemporaine

L’abbaye de Chancelade ne s’est jamais résumée à un simple ensemble de pierres : son histoire épouse celles des femmes et des hommes qui ont façonné les paysages et les communautés du Périgord. Elle illustre la capacité des établissements monastiques médiévaux à tisser, dans la durée, des relations de pouvoir, de solidarité et de transmission du savoir. Aujourd’hui, les ruines et restaurations du site témoignent de cette vitalité séculaire, tout en invitant le visiteur à relire le Moyen Âge à la lumière des interactions entre patrimoine et territoire.

L’abbaye reste, au XXI siècle, un lieu de rassemblement, d’étude et de mémoire, qui inspire encore les amoureux de la Dordogne selon cette double empreinte : l’esprit de la vigne et celui de la pierre.

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