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Des abbayes disparues, mais pas totalement effacées

La Dordogne recèle des dizaines d’abbayes dont le souvenir semble s’être perdu dans la brume du temps. La Révolution, les guerres de Religion, la Fronde ou simplement l’usure des siècles ont eu raison de nombreux monastères. Pourtant, partout dans le département, des traces ténues persistent. Pierres réemployées, pans de murs solitaires dans la nature, rosaces orphelines insérées dans une façade moderne ou céramiques exhumées par des archéologues racontent la ténacité de ces lieux sacrés. Comprendre ce qu’il reste aujourd’hui de ces « absentes », c’est aussi saisir la discrète omniprésence du passé dans les villages périgourdins.

Inventaire des vestiges physiques à travers la Dordogne

1. Murs, portails et chapiteaux : ce que l’on découvre encore sur place

Si bon nombre d’abbayes n’affichent que leurs noms sur les cartes anciennes, d’autres livrent encore des pans d’architecture. On recense au moins une quinzaine de sites majeurs où des vestiges sont clairement identifiables :

  • L’abbaye de Boschaud (Villefranche-du-Périgord) : un vaisseau de nef effondré, une abside, des chapiteaux au décor végétal remarquablement conservés. Ces fragments témoignent de la robustesse du roman périgourdin (Base Mérimée).
  • L’abbaye de Dalon (Sainte-Trie) : une partie de la salle capitulaire, quelques éléments du cloître, de puissants murs d’enceinte encore étonnamment debout. Fondée au XII siècle, elle fut un pôle du cistercianisme local.
  • Paunat : si l’abbatiale a subsisté, il reste aussi dans les bois alentours les igues (refuges troglodytiques) utilisés par les moines et parfois des pans de murs, intégrés aujourd’hui à des granges.
  • Saint-Avit-Sénieur : réputée pour ses ruines majestueuses. On y voit la nef béante, la façade monumentale percée de hautes archères. Ce site, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO au titre des chemins de Saint-Jacques, attire plus de 45 000 visiteurs par an (source : Office du tourisme Bergerac-Sud Dordogne).

2. Les pierres réemployées : la trace fantôme dans les villages

Le « réemploi » des pierres d’abbayes disparues a marqué l’urbanisme local. Après les démantellements, au XIX siècle, des ouvriers ont récupéré blocs calcaires, arcs et colonnettes pour construire :

  • Des maisons de bourg ou croix de carrefour (exemple à Saint-Amand-de-Coly, où plusieurs linteaux proviennent de l’ancienne abbatiale démolie en partie sous la Révolution).
  • Des murs de clôture, parfois ornés d’anciennes sculptures polychromes recyclées.
  • Des ponts ruraux, comme celui du moulin de Cussac, qui abrite dans ses maçonneries des fragments de chapiteau du XII siècle.

Le repérage s’apparente ici à un jeu d’initiés : reconnaître un chapiteau corinthien dans un hangar agricole est un discret hommage au patrimoine disparu.

Quand l’archéologie révèle l’invisible

Des équipes de l’INRAP et d’associations locales ont, ces quarante dernières années, mené une vingtaine de chantiers d’archéologie préventive ou programmée sur d’anciennes abbayes périgourdines. À Paunat, Saint-Front-de-Colat, Cadouin : partout les chercheurs ont mis au jour des mosaïques, cryptex funéraires, bases de colonnes et menues sculptures.

  • À Cadouin, la cour du monastère, réaménagée à la fin du XIX siècle, a livré en 1994 trois clés de voûte gothiques enfouies sous 40 cm de terre (voir rapport INRAQ 1995‐04).
  • À Saint-Martial de Limoges (emprise en Dordogne), des fouilles ont dégagé près de 85 tombes mérovingiennes, confirmant que les abbayes, même ruinées, sont restées nécropoles pendant plusieurs générations (source : Université Bordeaux Montaigne).

Ces opérations apportent à la fois des objets concrets mais aussi des analyses du bâti (traces de mortier, enduits polychromes) qui nourrissent la connaissance du site. Régulièrement, des découvertes créent la surprise : en 2022, la découverte d’un graffiti médiéval sur un seuil de porte à Cadouin a relancé la recherche iconographique de la région.

Les abbayes invisibles : toponymie et paysages

Bien des abbayes de Dordogne ont totalement disparu, mais leur empreinte se déchiffre grâce à :

  1. La toponymie : les noms de lieux évoquent des monastères oubliés. « La Grange », « l’Abbaye », « Moutier », « Le Prieuré »… sont légion dans les cadastres, indices précieux des possessions monastiques.
  2. Le parcellaire et l’organisation du paysage : la structure en longues bandes de terres cultivables, l’alignement de haies et chemins creux reprennent souvent d’anciens enclos abbatiques, notamment dans les vallées de la Vézère et du Dropt.
  3. Les anciens réseaux hydrauliques : moulins, biefs, béalières et viviers, qui appartenaient jadis aux moines, sont souvent les seules structures encore en activité ou repérables sur le terrain (voir Carte Archéologique de la Gaule : Dordogne, CNRS).

C’est ainsi que, sans la moindre pierre debout, les abbayes disparues continuent d’ordonner l’espace rural.

Anecdotes et fantômes : récits marquants des abbayes disparues

La mémoire populaire a gardé trace de ces abbayes. Plusieurs sites font l’objet de légendes ou d’anecdotes :

  • L’abbaye de Saint-Front-la-Rivière : il se raconte que les pierres du chœur, récupérées par un villageois au XIX siècle, porteraient malheur à qui tente de les déplacer. Un moule de croix retourné sous un pressoir à huile rappelle ce récit, confirmé par les archives municipales.
  • Abbaye de Brantôme : lors des grandes crues, les souterrains – vestiges d’anciens passages dérobés et voies de service monastiques – remontent à la surface lors d’éboulements, livrant à la vue d’étranges galeries inhabituellement droites dans le tuf.
  • Saint-Amand-de-Coly : on rapporte que, lors de la Seconde Guerre mondiale, des enfants découvraient sous des marches de l’église des tuiles vernissées portant un monogramme abbatial inconnue des érudits locaux.

Autant d’anecdotes, transmises d’une génération à l’autre, qui témoignent de la place persistante de ces abbayes dans l’imaginaire collectif.

L’apport des techniques modernes pour redécouvrir les abbayes perdues

Numérisation 3D, relevés par drone, géoradar : la technologie permet de faire revivre les abbayes ruines ou disparues du Périgord. Cette approche, adoptée depuis une dizaine d’années, a permis :

  • D’identifier des réseaux souterrains à Boschaud, invisibles à l’œil nu, révélant l’organisation du cloître d’origine.
  • De restituer numériquement la façade occidentale de l’abbaye du Dalon, aujourd’hui effondrée, en s’appuyant sur 1200 photos géolocalisées (voir Projet Archéofab, Université Bordeaux).
  • De croiser la documentation médiévale aux images satellites pour situer les emplacements probables de petits monastères dits « déserts », jamais reconstruits ailleurs, comme près de la forêt de la Double.

Certains musées locaux (notamment au Bugue et à Montignac) exposent aujourd’hui ces reconstitutions virtuelles, offrant une expérience immersive qui restitue la majesté disparue de ces abbayes.

Pourquoi ces ruines nourrissent encore le patrimoine vivant ?

Au-delà des pierres, les abbayes disparues ou ruinées continuent d’être ressenties comme des repères culturels en Dordogne. Elles inspirent fêtes, concerts, randonnées thématiques, et sont parfois à la source de vignobles ou de jardins monastiques réhabilités (à Cadouin, un projet de « jardin d’inspiration monastique » a vu le jour en 2021).

Le tourisme patrimonial en Dordogne n’ignore pas ces sites : en 2019, plus de 110 000 visiteurs ont arpenté des abbayes en ruines ou leurs environs immédiats, selon un rapport de l’Agence d’Attractivité de la Dordogne. Leur économie influence les artisans locaux : tailleurs de pierre, guides, archivistes, médiateurs culturels.

À défaut de murs entiers ou d’abbayes florissantes, la mémoire et les fragments retrouvés entretiennent le lien entre passé et présent. Le travail des chercheurs, archéologues, habitants et voyageurs consolide cette transmission. Ainsi, de ruine en réminiscence, les abbayes disparues de Dordogne continuent d’être au cœur d’un territoire qui fait de l’absence un patrimoine à part entière.

En savoir plus à ce sujet :

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